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Revue A.R.T. N°6

Discrimination sociale et inversion du stigmate: quels concepts?

Notre revue a le plaisir de publier six articles produits par des étudiantes de M2 de l'Université de Tours dans le cadre du séminaire de Florent Kohler et Tri Tran: "Théories et sociétés". Ces études nous font comprendre l'extension des concepts de "stigmate" et d'"invention de la tradition" dans des aires géographiques et des périodes historiques variées. Si des traits communs se donnent à voir, chaque situation a été traitée dans sa singularité propre.

Nous félicitons ces six étudiantes pour l'ampleur de leur travail.

Introduction - Florent Kohler

1- De l’irlandais au celtique : l’émergence de l’identité nationale dans la République de l’Irlande au XIXe siècle - Camille Gollain

Mots-clefs : Irlande, nationalisme, identité, contraste, stigmatisation.

En décembre 1922, l’Irlande du Sud se détache légalement du Royaume-Uni après plusieurs siècles d’annexion britannique. Derrière cette séparation réside la montée en puissance d’un fort sentiment antiunioniste général, qui n’aurait pu se faire sans l’instrumentalisation de l’histoire et de la culture irlandaise par les groupes nationalistes au cours du XXème siècle. Durant cette période, des éléments comme la danse traditionnelle, le gaélique irlandais, ou des symboles inspirés de la mythologie celtique gagnent en popularité et contribuent à l’invention ou la résurgence d’une culture pré-anglaise. À la lumière d’une approche sociologique et anthropologique, l’étude de ces matériaux révèle que leur promotion vise la revalorisation d’une identité collective, qui s’oppose délibérément au narratif unioniste et à une culture britannique unique, et ce afin de légitimer l’indépendance irlandaise auprès du plus grand nombre.

2- L’Identité Sociale et la Théorie de Sécularisation des Indigents de Glasgow au milieu du XIXe siècle - Margaux Jourdan

Mots-clefs : Identité sociale, stigmate, sécularisation, classe ouvrière et artisane, Glasgow.

L’ivrognerie des artisans ainsi que de la classe ouvrière à Glasgow au XIX siècle pourrait relever d’un fait ou d’une rumeur, mais elle n’était pas au centre des débats lancés par l’Église presbytérienne, par notamment Horace Mann et par bien d’autres. Alors que le taux d’assiduité à la messe le dimanche baissait petit à petit du début jusqu’au milieu du XIXe siècle, comprendre l’ivrognerie d’une partie de la population revient à questionner leur identité sociale. La théorie de leur sécularisation qui résulte de leur faible assiduité pourrait pourtant en dire plus long sur le traitement que leur réservait l’église que sur leur moralité mise en doute et la place qui leur incomberait au sein de la société. La question de l’alcoolisme et de la sécularisation de ces débats dissimule la nature moraliste des discours, et la façon dont ils stigmatisent la classe ouvrière comme amorale et dangereuse, afin de ne surtout pas remettre en question la manière dont l’église presbytérienne les ostracise.
 

3- La (re)construction d'une identité féminine autochtone au Canada - Virginie Magne

Mots-clefs : Canada, Autochtones, identité, stigmatisation, intersectionnalité.

Au dix-neuvième et au vingtième siècles, les peuples autochtones du Canada ont été soumis à une politique d’assimilation forcée, qui a non seulement conduit à la mise en péril de leurs cultures, mais également à l’internement et à la mort de milliers d’entre eux dans les pensionnats. Aujourd’hui encore, les conséquences de ce rapport de force sont perceptibles au sein de la société canadienne, malgré les récents efforts de réconciliation entrepris par les autorités. La position des femmes autochtones apparaît comme tout à fait singulière, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de leurs communautés, puisqu’elles se situent à l’intersection des oppressions coloniales et raciales mais aussi sexistes. Nous nous proposons d’explorer la façon dont, depuis les années mille neuf cent quatre-vingts, elles se sont efforcées de mettre leur passé au service de la (re)construction de leur identité collective afin de résister à l’oppression et à la stigmatisation dont elles sont victimes.

4-Palenque de San Basilio : de la résilience à l’inversion du stigmate - Nina Romeyer Dherbey

Mots-clefs : Palenque, stigmate, recomposition, résistance, tradition.

Palenque de San Basilio, petit village du nord de la Colombie, abrite aujourd’hui des Afro-Colombiens descendants des marrons, ces esclaves auto-libérés. Si l’Unesco le déclare en 2003 « chef-d’oeuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité », les communautés qui l’habitent témoignent parfaitement de l’héritage du système esclavagiste et de la colonisation, les inégalités sociales et raciales étant omniprésentes en Amérique latine. Ainsi, tant par sa genèse que par ses problématiques actuelles, Palenque de San Basilio met en lumière les questions de marginalisation et de reconnaissance : du désespoir de l’esclave à sa résilience et à la reconstruction, du stigmate à son inversion, de la recomposition à l’affirmation,  la lutte pour la survie et la reconnaissance des minorités en Amérique du Sud trouve ici une illustration toute singulière.

5- Stigmates, langue et traditions: La stigmatisation de l'euskara et le renversement du stigmate au XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle dans le Pays basque nord - Amaïa Bidart

Mots-clefs : euskara, identité, signe diacritique, stigmate, tradition.

Dans le Pays basque nord, la stigmatisation de la langue basque (euskara) et de ses locuteurs apparaît dès le XVIIe siècle avant de connaître une phase d’accélération avec le tournant républicain et industriel des XVIIIe et XIXe siècles. Si l’intériorisation du stigmate conduit alors les Basques à se détacher progressivement de leur langue, ce processus entraîne également une perte de leurs traditions. Or, depuis les années 1980, on assiste à la fois à l’invention de nouvelles traditions et à la progressive renaissance d’anciennes traditions basques. La redécouverte et revalorisation de l’euskara accompagne ce phénomène et permet l’affirmation d’une identité différenciée en devenant un signe diacritique. Cependant, si on a longtemps fait de l’euskara un marqueur de l’identité basque, des tensions divisent aujourd’hui la communauté entre bascophones et non-bascophones sur la définition de cette identité. Cet article cherchera donc à établir dans quelles mesures le rétablissement du lien entre l’euskara et la communauté basque française à partir des années 1980 a permis à cette dernière de renouer avec sa culture et son identité après des siècles de stigmatisation.

6- Une déesse créée de toutes pièces, une déesse créée sur mesure: Le Goddess movement aux Etats-Unis - Astrid Vallet

Mots-clefs : féminisme, déesse, stigmate, invention, tradition.

Dans le vaste paysage féministe des années 1970, les partisans du mouvement de la Déesse cultivent l’alternative à l’institution du christianisme, pilier du patriarcat. Dans cette démarche de création d’une spiritualité féministe, elles remanient l’histoire des civilisations, pensent le divin et le corps ensemble, pansent le stigmate hystérique. Sans déférence à l’authenticité historique, l’invention pure et simple d’une nouvelle foi et de nouveaux rituels élargit les horizons du présent. Le mouvement de la Déesse fait de l’invention une tradition féministe, exhorte d’inventer l’alternative, plutôt que de se contenter de l’existant.