Introduction - La joie
« Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des appareils objectifs et enregistreurs avec des entrailles en réfrigération. »
Nietzsche, Le Gai Savoir
Après un numéro sur la fragilité, le nouveau numéro de la revue des doctorants du laboratoire ICD est consacré aux différents aspects et représentations de la joie dans les disciplines littéraires. À rebours d’une actualité où se multiplient les drames et les sujets de crainte, nous avons voulu proposer un thème qui fasse résonner une émotion rarement prise en compte dans les recherches littéraires, la joie. Sans nier la gravité des enjeux contemporains, le rappel en contrepoint de l’importance de la joie permet de réunir nombre d’éléments qui nous tiennent à cœur, en particulier la joie de la découverte et la joie de la transmission, qui sont au fondement des études doctorales.
Conçue comme expression du plaisir et du contentement, la joie combine, comme toutes les émotions, et peut-être même plus que toutes les autres, une expression physique à un état psychologique. Le TLFi, tout en faisant du terme un synonyme d’enjouement, définit la joie comme suit : « émotion vive, agréable, limitée dans le temps ; sentiment de plénitude qui affecte l’être entier au moment où ses aspirations, ses ambitions, ses désirs ou ses rêves viennent à être satisfaits d’une manière effective ou imaginaire. » De fait, la joie serait un contentement mais limité à la contemporanéité de sa réalisation, une forme ponctuelle et immédiate du bonheur, qui implique corps, âme et esprit sans laisser de place à un recul réflexif. Nous pensons avec tout notre corps, joie intellectuelle et joie physique ne peuvent être séparées. De fait, étymologiquement, joie et jouissance sont liés, de sorte qu’on voit immédiatement que la joie ne peut décorrélée de ses manifestations. La joie est même apparemment l’émotion la plus spontanée, la plus immédiate, contrairement au bonheur inaccessible à l’homme. La première serait donc temporaire et temporelle, « passage de l’homme d’une perfection moindre à une perfection plus grande » (hominis transitio a minore ad majorem perfectionem), selon Spinoza[1], tandis que l’autre marquerait un état définitif, céleste. Pour autant, comment penser cette immédiateté de la joie dans la mesure où elle demeure épiphanique ?
Cette plénitude peut-elle trouver sa consécration durable dans l’ataraxie ? Ou est-ce là déjà tomber dans le bonheur plutôt que dans la joie ? Cette dernière est-elle nécessairement « vive » et « limitée dans le temps » ? En contrepoint de la cartographie spinoziste des affects qui fait de la joie (laetitia) l’un des trois primitifs avec la tristitia et la cupiditas, Ziqian Xiao nous propose une réflexion sur la place de la joie dans la philosophie des Lumières telle qu’elle s’exprime dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. C’est au chevalier de Jaucourt, entre autres, que l’on doit un important travail conceptuel de définition de la « joie », en particulier dans son rapport à la « douleur ».
La joie est à l’interface entre corps et âme, entre sentiment et expression, et dont Rabelais est le porte-parole le plus exemplaire, puisque ses « joyeuses et nouvelles chronicques » (Gargantua) combinent le rire franc au sourire érudit, les représentations physiques de la joie à une fine réflexion sur le bonheur. De fait, seuls les « frisques, gualliers, joyeux, plaisans, mignons » peuvent entrer à Thélème, monastère idéal où demeurent ceux qui sont parvenus au bonheur. Antonine Maillet, dans son épopée acadienne Pélagie-la-charrette (1979), qui présente Rabelais comme l’un de ses modèles, raconte le tumultueux retour en Acadie des déportés du Grand Dérangement en soulignant : « Oui, Bélonie, la vie c’était aussi la joie de vivre ». Il y a une matérialité de la joie, qui se traduit par une impression de dilatation du cœur et du corps : « la joie rend plus large, plus vivant, plus fort », rappelle Jean-Louis Chrétien dans un essai sur la « joie spacieuse » (2007, 10). S’épanouir et s’épandre sont au départ les mêmes mots et invitent à considérer les manières dont le corps exprime cette émotion. Si le rire est contagieux, la joie peut aussi l’être. On se souviendra que si Bergson y voit une mécanique, Bataille – et c’est là que le second s’éloigne du premier pour lui préférer la jouissance du rire nietzschéen – analyse le rire comme une modalité de la communication authentique entre les êtres, propres à une nouvelle épiphanie de la satisfaction, fût-elle de fait momentanée. Là encore les jeux sont troubles puisque, s’il identifie la joie à une forme d’extase, il la définit également dans L’Expérience intérieure comme un supplice en ce qu’elle affirme la déchirure ontologique, sa conscience aiguë et visible, qui ouvre au Vrai. Thibaut Marin, dans son article sur la musique du jazzman Sun Ra (1914-1993), a parfaitement montré comment la musique permettait de résoudre la tension entre la joie et la chaos, ou, plus exactement, comment l’apparence chaotique et joyeuse des improvisations pianistiques de Sun Ra révélait sa conception de l’orchestration, d’une manière qui n’est pas sans rappeler l'aphorisme nietzschéen : « Il faut du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante ».
Certes, toutes les joies ne se ressemblent pas, et il existe des nuances dans son expression. Gaudere decet, laetari non decet, dit Cicéron, « il convient de se réjouir, il ne l’est pas d’exprimer bruyamment sa joie ». Une gradation existe donc entre la joie retenue et l’exultation. Dans son article sur la joie dans trois récits de voyage écrits entre 1578 et 1614, Clémence Jaime étudie la variété des représentations de la joie, joie festive dans d’autres cultures et joie d’apprendre des langues étrangères et de pouvoir interagir des peuples inconnus, de façon à articuler l’expression intérieure et intellectuelle de la joie d’apprendre une langue et de communiquer à son expression extérieure, spontanée et festive.
La place à part de la joie comme reine des émotions, comme expression d’un épanouissement de soi la rend paradoxalement extrêmement difficile à représenter en littérature : l’élégie antique était ainsi rapprochée étymologiquement de l’expression ἒ λέγειν, expression du deuil et de la déploration, avant de devenir une forme amoureuse plus légère. Même sans se fier totalement au dogme de Léon Tolstoï, selon lequel « toutes les familles heureuses se ressemblent » et que seul le malheur est digne de l’attention du romancier, force est de constater que les romans sur la joie peinent à la décrire. Il existe bien une forme littéraire médiévale appelée le joi, mais sans doute plus proche du ioculum, « jeu », que du gaudium, « joie ». Chez Bernanos, la joie qui émane de Chantal de Clergerie irradie sans jamais être décrite ni qualifiée. C’est son reflet sur les autres personnages, le psychiatre La Pérouse, l’abbé Chevrance et le trouble personnage russe que le romancier met en scène : la jeune fille les met dans une situation de malaise, de trouble profond jusqu’au dénouement du roman. À aucun moment le lecteur n’est mis en face de la joie, celle-ci n’est perceptible qu’indirectement par des effets d’ombre et de lumière. La joie, comme le bonheur, n’est pas en littérature un thème aussi fécond que la tristesse ou le malheur – l’épanchement de soi étant à vrai dire concentré sur un événement qu’on pourrait qualifier, à la suite des travaux d’Alexandre Gefen, de traumatique. Gustave Roud, auteur suisse décédé en 1976, déploie toute la palette des représentations de la joie dans une œuvre d’inspiration autobiographique, Essai pour un paradis, qui retrace une année de joie en compagnie de l’être aimé quoiqu’inaccessible. Dans son article sur ce récit de prose poétique, François Chanteloup montre comment l’écriture est une manière de faire « durer l’éclair » de la joie.
Le paradoxe de la joie, à la fois spontanée et rationnelle, est résumé par doña Prouhèze dans son dialogue amoureux avec Rodrigue à la fin du Soulier de satin de Claudel : « On ne possède point la joie, c’est la joie qui te possède. On ne lui fait pas de conditions ». À la relation amoureuse entre les deux personnages, Claudel surimprime l’expression mystique de la joie, spirituelle et terrestre. La joie comme ouverture de soi, comme épanouissement, y est très nettement dessinée, en même temps que sa spiritualité. L’idée se retrouve dans un roman, pourtant très loin du Soulier de satin, de François Mauriac, La Porte étroite (1909), qui s’achève sur les pages du journal d’Alissa : c’est une « joie parfaite » (p. 207), sans conditions qu’elle voulait enseigner à Jérôme, cette même joie qui forme la porte étroite qu’ils se sont imposée à tous deux et qui les sépare l’un de l’autre.
C’est parce que la joie dépasse la rationalité, qu’elle excède toute tentative d’en rendre compte par la seule raison qu’elle est difficile à conceptualiser, et que l’étude d’œuvres littéraires et musicales permet de la saisir dans sa grande richesse. Laissons le mot de la fin à Milan Kundera, qui, dans la Plaisanterie, fait dire à son narrateur à propos du moment qui fait basculer sa vie :
Je n’avais pas, alors, beaucoup de chagrins intimes, au contraire, j’avais un considérable sens de la plaisanterie et pourtant on ne peut pas dire que j’aie pleinement réussi au regard joyeux de l’époque : mes blagues manquaient par trop de sérieux, tandis que la joie contemporaine ne souffrait pas les facéties ou l’ironie, étant, je le répète, une joie grave qui s’intitulait fièrement « l’optimisme historique de la classe victorieuse », une joie ascétique et solennelle, en un mot la Joie (La Plaisanterie, 1985, 50).
Cécile Margelidon et Rodolphe Perez
Bibliographie
Alain (1985) : Propos sur le bonheur, Gallimard.
Bataille, G. (1943) : L’Expérience intérieure, Gallimard.
Bernanos, G. (1929) : La Joie, Plon.
Braz, M. (1983) : Rabelais et la joie de la liberté, José Corti.
Chrétien, J.-L. (2007) : La Joie spacieuse. Essai sur la dilatation, Les Éditions de Minuit.
Claudel, P. (1929) : Le Soulier de satin, Gallimard.
Conche, M. (2002) : Montaigne ou la conscience heureuse, PUF.
Corbin, A., Courtine, J.-J. & Vigarello, G. (2017) : Histoire des émotions, 3 t., Seuil.
Gefen, A. (2017) : Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Éditions Corti.
Giono, J. (1935) : Que ma joie demeure, Grasset.
Fasseur, V. & Valette, J.-R. (2022) : « Joi et joie : par-delà les limites », Revue des langues romanes, [En ligne], CXXVI. 2, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 22 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/rlr/5169 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rlr.5169
Kundera, M. (1985) : La Plaisanterie, trad. du tchèque par Marcel Aymonin, Folio Gallimard.
Lewis, C. S. : Surpris par la joie.
Manzini, F. (2014) : « La valeur de joie chez Spinoza », Les Études philosophiques, 109, 237-251. https://doi.org/10.3917/leph.142.0237
Mauriac, F. (1951) : La Porte étroite, Mercure de France.
Nietzsche, F. (1993) : Le Gai Savoir, trad. H. Albert, Librairie Générale Française.
Nussbaum, M. (2020) : Les Émotions démocratiques : Comment former le citoyen du XXIe siècle ?, Champs Essais.
Sapienza, G. (2015) : L’Art de la joie, trad. N. Castagné, Le Tripode.
Spinoza, B. (2021) : Éthique, éd. annotée et traduite, M. Rovere (dir.), Flammarion, 2021.
[1] Éthique, III, définition générale des affects.